PIB Produit Intérieur Brut / NGP National Gross Product
PRODUIT INTERIEUR BRUT (NATIONAL GROSS PRODUCT) first novel, 2006-2010, selected for a second reading by Les Editions P.O.L., Paris.
An excerpt.
Un extrait
p.1 à 14 (200 pages))
Il est vrai que ses pieds sont tellement délicats
car ce n’est pas sur la terre qu’elle avance,
à mi-chemin de la folie de la sagesse,
elle chemine sur la tête des hommes.
Éloge à L’Éros
Stéréolab
C’est vrai, je l’avoue, j’ai menti. Mais seulement durant la première séance. Celle de l’automne dernier. Dans un aveu forcé rue de la Délivrance. C’était avant l’épisode de Pékin et après celui des Flandres. Tout ici je l’espère se précisera. On n’écrit pas dans le noir et allumer une lampe n'a rien de délicat. En tant que complice adhérente, j’ai tout vu, tout entendu, même si le plus souvent je suis restée dans l’antichambre, pendant que tout se jouait devant. Il est vrai que nous étions plusieurs et que nous sommes tous impliqués à différents degrés, sauf que depuis qu’on a officiellement démantelé le collectif, il ne fait plus aucun doute dans notre esprit et nous nous sommes tous mis d’accord pour affirmer que c’est elle, la réelle coupable dans cette affaire. Sale affaire. Une série d’assassinats sans scrupule. On le sait, on est allé trop loin. Trop d’innocents, c’était vraisemblablement la guerre. Il ne s'agit ici que de ma version des faits, limitée aux renseignements que j’ai moi-même compilés. Certains éléments contradictoires de blocus et d’enfermement m’empêchent encore d’y voir clair. C’est au lendemain de la grande tempête de l’année dernière, qui déclencha chez elle un déversement de morbidité puérile, qu’elle s’est penchée sur la planification de ses prochains dispositifs et nous pouvons retrouver, à l’état brut, tous les éléments dans ses carnets, une série de situations, de mise-en-scènes, plusieurs noms, de personnes, de lieux, pêle-mêle, avec des symboles, des tracés codifiés, croquis, poèmes, fragments, collages.Quiconque est familier avec son travail et sa mentalité en saisi le sens assez aisément. L’arbre du jardin, en forme de trident et complètement défait par la foudre, fut le véritable témoin de son déchaînement. De son génocide. De son déferlement perfide. Depuis déjà un certain temps, seule, dans l'atelier sans musique, elle discutait à voix haute. Ses pensées involontaires parlaient plus fort que ses concepts et commençaient à former des boucles inquiétantes. Elle composait des petits poèmes qu’elle apprenait par cœur en se les récitant comme des prières personnelles aussitôt que l’expérience du vide remontait. Elle mastiquait, remâchait, avalait ces petites strophes flottantes qui constituaient dans son esprit tout un collier, une guirlande, s’allongeant en paragraphes, en lianes marécageuses, des lisières de lanternes chinoises. Une myriade de petites bouées. Une parade de naufragés. Défilé de cornes de brume. Archipel.
Sans prétendre ici saisir la totalité de son oeuvre, et encore moins ses abîmes, je constate tout de même que toutes ses actions professionnelles, prenant le dessus sur sa vie personnelle qui s’effritait rapidement, m’apparaissent aujourd’hui, malgré le chaos, une démarche, au fond, assez cohérente, car en somme tout relevait de la manifestation. Je crois qu’il s’agissait d’abord pour elle de ce désir adolescent de protester sans le besoin de devoir s’expliquer. Comme le vandale. Faire de l’art contestatif par des gestes radicaux. Libres. C’était l’époque de la douce subversion. Du moins au début. Du temps où elle nous invitait à penser avec et contre elle, dans une atmosphère ludique, absurde, et plus tard comme on le sait, carrément tragique, car tout pointait vers une véritable dictature intellectuelle, où quiconque du collectif divergeait se voyait aussitôt épinglé. Elle cherchait sans aucun doute à exprimer un conflit interne, un contenu incertain, un suc, un malaise, un abcès, une protubérence, une mauvaise conscience, même si dans son ensemble, tout se voulait un commentaire sur l’abrutissement des humains, l’aveuglement, tout ça, sauf que plus elle se concentrait dans des recherches sur la bêtise, plus elle ne voyait partout que des bêtes. Noires. Si elle ne trouvait pas d’aliénation a priori, elle la créait de toutes pièces. Puisque lorsqu’ on insiste pour chercher les poux, on en trouve toujours. Et puis elle était à la course derrière l’absurdité de la vie qui devançait toujours ses satyres d’un pas. La bêtise, on le sait, a une longueur d’avance sur tout le système de la critique. Je suppose qu’elle n’en pouvait plus, vers la fin, et à force de voir ce qu’il y a de plus mauvais en tout, je lui disais moi-même, à force de toujours assumer le pire, c'est notre regard qui abrutit les autres, la vie, et ça fait beaucoup de fumée noire, de nausées, une sorte de cancer de l'âme, l'envie de prendre un bain après un bain. À mon avis, c’est le problème de vouloir s'extraire du monde tel qu'il est. Elle savait pourtant très bien que l’art ne changerait rien et que tout est si vite récupéré, par la mode, la pub, la promotion immobilière ou la nostalgie. Néanmoins, elle avait une pulsion vitale et morbide à la fois qui nous propulsait vers de joyeux enfers et contrairement à ce qu’on a dit, elle n’incarnait pas le mal en tant que tel, puisqu’il aurait fallu le redouter pour en prendre plaisir. Non. Son détournement ne s’apparentait pas à la lutte du mal par le mal non plus. Quoique si, parfois. Je ne sais plus. Puisqu’à force de détournements c’est la révolution qui s’immobilise. Ca me rappelle une pièce où un artiste avait fait l’acquisition d’un manège de chevaux de bois et avait installé les chevaux en sens contraire du socle sur lequel ils étaient vissés. Un truc sur l’obsolescence de la révolution et de la contre-révolution. Brillant. Elle était bien consciente qu’il n’y avait jamais eu de vraie révolution, mais seulement que des moments, révolutionnaires. De différentes échelles et de différentes influences. Il n’y avait jamais eu de révolution dans le sens de conversion totale. Toutes les théologies, toutes les philosophies, tous les dogmes, tous les communismes nous l’avaient bien démontré. Cette curieuse idée de vouloir changer le monde. Ce désir de transverbération. Godot. L’ère du verseau. Inoui. Non non. Elle s’intéressait aux petites choses. La petite bêtise et la petite résistance, même dans ses grands déploiements. Pour elle, tout ce qui résistait était du domaine du vivant. C’est pourquoi elle se concentrait sur des petites situations microscopiques et éphémères, bien que ses propositions devenaint mortifères. Une multitude de petites résistances minuscules, contre le grain, en sens inverse du courrant. Ces saumons qui remontent la rivière, pour aimer, pondre, et mourir, exactement là où ils sont nés. Exactement.
En vrac, voici quelques unes de mes réflexions enregistrées sur mon dictaphone format guerre froide. Je l’ai trouvé aux puces. J’en ai toujours voulu un parce que je réfléchis mieux quand je suis en mouvement. À pied ou sur la route, la vitesse de mes idées est toujours plus grande que le débit de la prise de notes. C’est chiant. Et puis, puisque je n’arrive plus à écrire ces jours-ci de toutes façons, le choix du dictaphone est judicieux. Délicieux. Il devient presque le moteur, la raison d’être de mon dévoilement. Celui-ci date de 1957 mais il est robuste, ça devrait fonctionner. Il faut faire un peu attention aux leviers qui reculent ou avancent le ruban. Quand les roues tournent trop vite l’engrenage tend à mâchouiller la bande magnétique et c’est fichu. Il faut appuyer lentement mais fermement, pendant quelques secondes. Si ça se gâche, il ne faut jamais retourner au début, mais redémarrer à partir du milieu. Avouons-le, il y a toujours un hic avec les trucs d’occasion. Comme avec les humains, leur histoire ne nous regarde pas, mais on en souffre tous. Le marchand d’électronique se spécialisait dans la vente de choses en somme assez spécifiques. Des réveille-matin semi numériques, flip, avec un mécanisme à cliquet, des super-8 qui avaient fait la guerre du Vietnam, des polaroids, des caméras d’espionnage. Aussi, incongru, se trouvait un ensemble de lampes rares. Il collectionnait le temps et la lumière. Le son et l’image. La joie et le bonheur. Le temps et la durée. J’inclus l’engin au cas où il serait difficile pour vous de trouver l’appareil nécessaire à l’écoute de cette minicassette. Elle, elle se serait amusée de la difficulté à dénicher le bon appareil et aurait préféré l’histoire d’un ruban inédit jeté aux poubelles faute de technologie adéquate. De toute évidence, c’était la forme plutôt que son contenu qu’il l’intéressait, le fragment plus que le récit. Elle aimait le désuet dans toute sa splendeur, tout ce qui ne sert plus à rien. Elle aimait toutes les trajectoires et plus récemment, l’anatomie de l’échec. Echec, échoue, écueils. Les brocantes. Les petits vendeurs spontanés dans la rue. On trouve toujours quelque chose d’inattendu, mais, sans le savoir au préalable, exactement ce dont on a besoin. Il y a une certaine conscience qui nous devance dans les bazars. Il faut être bien disposé pour y trouver quelque chose. Les grincheux ne trouvent jamais rien qui vaille. La magie de la trouvaille demande une ouverture et l’amateur doit avoir l’attitude de l’artiste qui ne cherche jamais mais qui toujours trouve. En tous les cas cette trouvaille est plus-que-parfaite. Cet objet d’un drôle de sérieux anime mon épanchement, me sort de mon mutisme, aussitôt que j’appui sur record et que les roues tournent, l’engrenage de ma mémoire avance. Et puis je privilégie la conversation plutôt que la confession, même si les deux relèvent de la parole et qu’elles sont forcément démasquantes, un peu traîtres, sorcières, homéopathiques. À la fois le poison et le remède. Enfin, ce n’est pas encore clair et de toutes façons, si j’ai décidé de parler, ce n’est pas par désir d’élucidation, mais par nécessité personnelle. C’est arrivé dans la foulée, aussitôt que j’ai mis des piles dans mon dictaphone et que je me suis mise en route.
Elle aimait les bandes magnétiques. Un jour elle avait rempli toute une salle d’exposition de rubans et de ficelles. Les gens devaient trouver leur chemin parmi les noeuds pour traverser la pièce, comme on traverse un champ de maïs, une toile d’araignée, une psychanalyse. On pouvait y rester pris durant un bon moment avant de se défaire des filets et de rejoindre le bar, de l’autre côté, le paradis. Ou encore cette performance musicale a Los Angeles où les gens devaient enfiler une tunique en tricot qui se défaisait allègrement au fur et mesure du mouvement pour se déployer en un grand filet de lignes de toutes les couleurs dans l’espace blanc de la galerie. Il y avait un groupe de musiciens mexicains qui jouait des airs de mariachi. J’oublie le titre. C’était assez fin même si burelesque. Plus je veux me souvenir, plus j’oublie tout, y compris mon intention initiale. On m’a dit dernièrement que la nicotine était bonne pour la mémoire. La dernière année, comme on le sait, a été éprouvante et mon esprit reste confus, fiévreux, engourdi. Il faut me pardonner mes égarements, je ne prends plus mes médicaments. Depuis que je n’arrive plus à écrire, j’ai besoin de parler. Et de me répéter aussi. De toutes manières, il ne s’agit pas ici de refaire son procès, le tribunal ayant assez duré même s’il fut très court, expédié et sans appel, compte tenu de son suicide. D’ailleurs la demie douzaine de romans contemporains que j’ai lus récemment commencent tous par un suicide ou un meurtre. Comme si toute une génération avait intériorisé non seulement Freud mais Hitchcock et Terminator. Nous sommes tous des psychanalysés conditionnés et de beaux crimes imparfaits. Des Hollywoodiens. Des terroristes. Des serial killers. Des toxico. Des universels. Et dans tous ces récents romans, je remarque qu’il y a cette manie de nommer ses personnages par une initiale. Pour faire plus sérieux peut-être, à moitié mystérieux. Bédé noire. La fiction de ma table de nuit se mêle toujours étrangement, comme ça, à ma vie réelle. Et les tendances qui banalisent tout, impunément. On dira que j’ai dit la vérité alors que j’ai tout inventé, et vice versa puisque c’est vrai que tout est faux. Ce qui me pousse à vous confier mes réflexions des derniers mois c’est peut-être dans le but, comme je le disais tout-à-l’heure, de cesser de vouloir trouver en elle quelques sources maléfiques insondables, comme l’axe du mal ou la possession du diable, sorte de pantacruel incarné, de cyclope nymphomane. Non. Je le répète, je n’ai pas de réponses affirmatives mais seulement quelques éléments, et je réalise que c’est fragment par fragment que les choses se présentent et finissent par s’imposer sur le devant de la scène de manière déguisée. Pour moi l’affaire était close et j’avais vraissemblablement tourné la page. Il ne s’agit pas d’un retour sur les événements, ni de tentative de synthèse. Enfin si, un retour, si on veut, mais c’est presque par accident. D’ailleurs pour elle, il n’y avait que l’antithèse de l’antithèse de l’antithèse, à l’infini. Être contre tout avant même de savoir. Le Non des impuissants. La résistance des esclaves.
J’insiste pour que tous les membres de l’ancien collectif soient présents. C’est ma seule consigne. Ma solitude me rend volubile et mes égarements s’avèrent probablement les indices les plus pertinents. L’anecdote, au coeur du récit. On verra. Je n’ai rien à ajouter qui pourrait ni la condamner ni la libérer mais il reste que j’étais présente du début à la fin donc je me sens encore responsable. Après tout, c’était moi qui étais en charge des archives de chacun des happenings. J’archéologisais tant bien que mal tout le travail accompli comme si déjà elle présentait une fin précipitée. Hâtive. La prolifération de la dernière année en faisant foi. Elle descendait une pente abrupte, accélérante, qui rendait ses activités toutes plus urgentes les unes que les autres, obsédée par l’idée de postérité, laisser sa trace. L’immortalité. Ca me rappelle une pièce de Jérôme Bel, une fille danse sur la scène en répétant les paroles d’une chanson pop « Fame ! I’m gonna live forever » comme si elle avait des piles Duracel. Il faut tout voir Jérôme Bel. Anti-danse. Dans le même spectacle, une foule fait du lips-sync. Ils dansent avec la bouche « This song is killing me » et ils s’écroulent tous comme dans un film d’Antonioni, des couples dans le désert, avec toutes ses couleurs, anti-esthétisme maximaliste c’est trop beau. J’avoue, il y avait quelque chose de mégalomane chez-elle, de très égoïste. Elle n’avait de temps pour personne. Certains diraient opportuniste ou arriviste. Un peu. Mais pas vraiment. Le désintéressement ne faisait pas partie de sa réalité, mais en même temps, toute son œuvre a cherché à traduire la pertinence de l’inutile. J’ai toujours compris que dans son cas il n’y avait pas une minute à perdre dans la vie. J’étais déjà dans l’avion quand j'ai décacheté l’enveloppe manille qui contenait un billet Vancouver - Paris et quelques coupures de journaux. Contes d’hiver pour une esthétique de la mort. Floraison funèbre. Hécatombe vertigineuse. Meurtre en série au nom de l’art. Invitation piège : un vernissage tourne au massacre. Artiste détraquée donne un dernier spectacle. L’art contemporain : du désoeuvrement à la décadence… J'avais vu quelques reportages peu concluants. Des gens penchés sur un imbroglio pour lequel j'avais peut-être quelques éléments de réponse. Sa mère, ma tante, m’avait dépêchée au chevet de sa disparition après que je fus déjà en route. Elle était toujours un peu décalée de la réalité sur laquelle elle gardait un jaloux retard. Amas d’antidépresseurs. Puisqu’il s’agissait encore de sa fille, elle me demandait d’éclairer l’obscurité qui les séparait, cet espace infini entre elles, une allumette dans le néant. Surtout depuis le décès suicide du directeur, mon oncle, ce spectre déchu, son double. Je dirais qu’elle était plus insolente que malveillante. Moins sournoise qu’incisive. Ces petites bombes étaient fignolées avec un contrôle plus ou moins parfait de chaque situation plus ou moins improvisée, car même à la dérive, elle avait l’expérience du hasard où l’inattendu semblait toujours jouer en sa faveur, parce qu’elle le conviait, tout simplement. Elle exhortait la chance pour l’intégrer au mécanisme de son processus atypique.
Une de ses dernières pièces chorégraphiques, s’intitulait Intégration optimale asymétrique, au sujet de l’aliénation des cols blancs, de la disparition de la poésie dans le langage usuel qui devient de plus en plus technique, de plus en plus administratif, rationnel, informatique. De moins en moins vivant. Elle était très préoccupée, comme tout le monde, par la détérioration du langage liée à l’économie marchande, capitalisme déchainé, l’excès, l’américanisation, tout ça. Alain, Kafka, Houellebecq, Klotz, le langage de la bureaucratie, des ordinateurs, le langage technique, etceatera. Et elle avait raison, notre langue, occupée par la technologie, l’argent et la guerre, se meurt. Nicolas Boone, dans sa lutte monstre contre la pub. Toute la série BUP de NB : BUPplage, BUPcampagne, BUPpark, BUPchâteau, MégaBUP, BUPshow, BUPjardin, TransBUP et mon préféré BUPinstitut. Magnifique satyre sur le langage publicitaire qui gouverne et épuise tout ce qui nuit à son pouvoir. BUP BUP BUP. Tout y est. Godard, Tati, Debord, et plus, et surtout, Nicolas Boone, en primeur ! Du grand cinéma aussi intelligent qu’hilarant. Un chef d’œuvre. Une neuvaine. Un pèlerinage. À voir absolument ! Enfin la pièce Intégration optimale asymétrique portait en partie sur le langage de l’entreprise et faisait dans la monumentalité, dans le sens où un signe renvoie à un autre, comme un objet nous rappelle encore un autre objet, et que nos premiers instituteurs sont les mots, qui sont à leur tour, monuments. Il suffit de voir les muses dans la musique. Enfin, elle s’amusait à faire des piles, comme ça, des groupes, des sous-groupes, de mots, d’expressions. En passant, il y a beaucoup trop de piles dans l’art contemporain. C’est peut-être l’excès d’un capitalisme effréné, son reflet. Des piles de mots donc, qui avaient été fabriquées en usine, ma pile préférée étant précisément celle du groupe d’expressions utilisées en usine, découlait d’une recherche sur l’occupation de la langue par des mots mort-nés qui ne veulent absolument rien dire, qu’elle avait compilés dans une conférence où pour pouvoir y assister, s’était improvisée programmateur informatique profesisonnelle, un truc sur les systèmes de synthétisation de l’information informatique globale et intégrée dans l’oganisationnel de la logistique institutionnelle employée dans les organigrammes de la convention collective enregistrée et incorporée à l’intérieur des réseaux de connectivité ininterrompus et autour de canaux informatisés à sens unique. Un colloque sur la platitude. Une parodie de l’ennui. Ca avait donné un tas de ferrailles inerte, un édifice de mots après un tremblement de terre, un amas de soldats tombés, un cimetière encore fumant. Toutes les occupations. Toutes les guerres. Pendant que NB se concentrait sur la grande bêtise historique et l’antispectacle, en mobilisant
magnifiquement les foules, en les détournant avec brio, elle, de son côté, se penchait sur la petite bêtise quotidienne. Un geste plus féminin peut-être, dans son élan. Plus solitaire c’est certain, mais tout aussi sucidaire. Vers la fin, elle construisait des espaces colonisés, empruntés, petits squats, sous forme de collages en papier mais aussi des collages à l’échelle humaine, en trois dimensions.
Toute une série d’espaces illégaux, de constructions précaires, de pièces embryonnaires. Des lieux difficilement définis, imprécis, insalubres. Des espaces inachevés mais couvant quelque bouillonnante alchimie. Elle s’intéressait au thème de l’accumulation sous toutes ses formes. Piles, amoncellements, amas, petits monticules indésirables et extraordinaires. Et forcément elle avait des tendences à la syllogomanie. Synndrôme de Diogène. Sur un des murs de son atelier, des morceaux de bois longitudinaux, de formes irrégulières. Un aviron. Une aile d’avion. Un long couteau. Une carabine. Une canne à pêche. Un archet. Un renard. Un poisson, un oiseau. Trophées de chasse. Réminiscence du Kendo. Dans un autre coin de l’atelier s’érigeait des collections de petits objets à caractère anthropologiques, vaguement archéologiques, vieux et neufs à la fois. Pas des outils, mais plutôt des jouets primitifs sans mode d’emploi. Des bouts de pelles, des cuillères, des pieds de chaises enduites d’un laque séduisant, avec des cheveux. Double rapport anciennes ruines - haute définition. Dans l’atelier c’était le mouvement de la vie qui s’érigeait contre l’inertie de la mort. L’atelier, comme un puissant anti-dépresseur. L’épidémie de la dépression qui se propage en Occident a comme symptôme l’inertie physique et mentale, l’arrêt sur l’image en mouvement, mais qui tremble intérieurement, sans arrêt. Mon père tremblait dans sa tombe, j’en suis sûre, je l’ai vu, avant qu’ils ne ferment le cercueil. Son corps n’était pas complètement inerte. L’aurait-on enterré vivant ? Je me souviens avoir vu, à San Francisco, un film danois ou hollandais intitulé Vanishing, ou quelque chose comme ça. Un film extrêmement bien fait et extrêmement bien joué où le personnage principal en vient, dans sa folie raisonnée, à vouloir kidnapper une jeune femme et l’enterrer vivante. Ce qu’il fit.
Le personnage principal, philosophe autodidacte, c’est le moins qu’on puisse dire, s’amusait à enjamber le palier du balcon en songeant à sauter, évaluant toutes les conséquences, de part et d’autre de la palissade. Énergie potentielle de son impulsion vertigineuse au bord de la folie, de l’abîme. Le film se termine sur la victime qui se réveille tranquillement pour s’apercevoir qu’elle est enfermée. Ensevelie. Elle allume un briquet, jetant la lumière sur son horrible sort, l’impensable. Vingt ans plus tard, la semaine dernière, mon amie Odette me dit que ce film s’est basé sur l’histoire insolite de sa cousine germaine qui avait subit le même sort que la victime du film dans une petite ville de la Mauricie au Québec. Le film en reconnaîtrait l’inspiration à la fin dans son générique. Inouï. Six degrés de séparation. Six pieds sous terre. Enterrée vivante, peut-être qu’au fond on meurt assez vite, par manque d’air, on meurt étouffée. L’ultime claustrophobie, la situation limite absolue. Au moins, ce n’est pas comme si on se voyait graduellement dépérir, tranquillement rongée par les vers. Je ne dis pas que c’est la belle mort, je tente seulement de m’expliquer l’inexplicable. J’espère qu’elle s’est évanouie de stupéfaction et qu’aussitôt consciente, elle tomba inconsciente. Vendredi dernier, à une fête chez Craig, un producteur de rock, dans sa maison au bord du Fraser, un décor kitsch poussé jusqu’au bon goût - Graceland rencontre Chinese cowgirl rencontre Hollywood Regency - des collections d’objets partout, un tapis rouge mur à mur, un grand escalier art-déco en plexi se déversant sur une toison d’or sur laquelle repose des peaux d’animaux, un ours polaire, un zèbre, une vache. Un piano à queue ivoire, un bar capitonné en cuir avec un comptoir en serpent, bouteilles, vases joyaux, lampes Mao. Une collection de robes et accessoires rarissimes, des costumes historiques, sur un long cintre, prêts à se mirer. Un ensemble de magie d’un magicien indien, Mandrake, non, Pratul Chandra Sorcar. Une collection de statues de la vierge Marie. Une poignée de crucifix. Des accessoires sado-masochistes en cuir Louis Vuitton. Une villa rêve-cauchemard. Sublîme dans le sens de subliminal. Il reçoit parfois des écrivains en résidence, mais surtout des musiciens. Enfin samedi dernier, à la fête, je m’entretenais avec une jeune femme sur quelques théories littéraires et elle me raconte au bout d’un moment que sa mère a été tuée l’an dernier dans un sentier de la forêt qui longe l’océan Pacifique. Tout le monde connaît cette histoire qui a meublé les infos jusqu’ici puisque on n’a jamais encore retrouvé le coupable. Sa fille se tient là, devant moi. Six degrés de séparation. Encore une autre histoire macabre, si près, trop près. Éloigne-toi de moi. Puisqu’il nous est impossible de vivre la mort, nous habitons une plage vivante où la menace d’un requin à l’horizon reste abstraite jusqu’au moment ou nous côtoyons des gens qui font l’expérience de la mort de très près, notre propre mort, l’évidence de notre fragilité, nous revient comme une menace trop concrète, trop évidente. J’ai l’impression, depuis nos dernières excursions avec le collectif, d’avoir désormais vécu trop proche de la mort.
I
l y a un mois je croise une amie journaliste qui est en larmes. Elle me dit que des amis ont péris dans un incendie dans les îles du Gulf. Puis le soir on en parle aux infos régionales. C’est une tragédie. Trois enfants on péris. La mort trop près de moi, de nous, le danger, le feu. Je me blottis contre mon fils. Puis, je reçois un coup de téléphone dans la soirée qui m’apprend que l’incendie en question a fait périr les enfants d’un ami comédien que nous avons applaudis pas plus tard que dimanche dernier, pour une pièce monologue au sujet d’un père et une fille qui se retrouvent après la Shoah. Six degrés de séparation. Je n’en peux plus de toutes ces histoires morbides qui se referment sur moi comme des cerceaux. Je suis habitée par la peur de faire les infos. Toutes ces images de cadavres calcinés me paralysent, surtout depuis que nous avons été coupables au second degré et que nous avons faits nous-mêmes les infos pendant un moment, même si la justice fut clémente à notre égard, il me semble qu’il ne reste plus qu’un seul degré entre moi et la mort prochaine. Image des femmes et des enfants qui, nus, dans les douches, s’étaient tous dirigés vers la porte verrouillée et étanche. Tous entassés vers la sortie. Certains carrément piétinés. Un monticule de cadavres frais. Je ne me rappelle plus le mobile du personnage du bourreau dans le film sur la cousine d’Odette. Un bureaucrate. Le bourreau bureaucrate bourgeois moyen. Le film était en danois - ou était-ce en hollandais - sous-titré en anglais, un anglais d’ailleurs que je ne possédais pas encore. C’était bien avant l’Angleterre. L’incarnation de la claustrophobie. La version américaine est sûrement différente. Qu’est-ce qui est plus asphyxiant que de se réveiller à l’intérieur de son propre cercueil six pieds sous terre. Un art meurtrier. Comme celui qui a tué une soixantaine de femmes, les aurait broyées puis tournées en saucissons. Ou celui qui a fait sauter les deux tours jumelles, édenté le sourire arrogant de l’ennemi, une dent à la fois. Un trou. Ces complots spectaculaires et crapuleux, de diverses natures, sont créés par des artisans du crime qui veulent exprimer quelque chose de précis. Rien de plus claustrophobe que la vie d’un bourreau bureaucrate bourgeois vivant dans une bourgade s’enlisant bougrement dans la fourberie de son propre bourbier. De plus déguelasse qu’une ferme de porcs. De plus arrogant que l’occupation américaine. Hier soir, en resongeant à ces histoires sordides, allongée sur mon lit, ma chambre comme une boîte à souliers. Ma chambre, dans la maison, un cercueil géant, un mouroir. Nous sommes tous des condamnés.
Une de sa performance la plus forte, avant de passer de l’autre côté du miroir, avant qu’elle ne perde tout rapport avec la réalité, avait été de feindre le suicide sur le pont Minerve pour alerter impunément les services d’incendie, déployant ainsi toute la gendarmerie. Cette embuscade se voulait un commentaire sur l’extrême brutalité des forces de l’ordre, d’une part, et de l’absurdité de se mobiliser pour un des « siens » lorsque la moitié de la planète meurt de faim, mais aussi et surtout, il s’agissait davantage de l’abstraction d’un geste pure et ultime. Ce qu’il l’intéressait était ce mouvement de mobilisation massive pour sauver un seul corps en chute libre, qui était pour elle l’aspect le plus brillant de l’affaire. Je crois que la pièce s’intitulait La Chute. Je ne sais plus. Je ne suis pas une vraie archiviste dans l’âme, c’était son idée à elle de me confier la tâche. Une mauvaise idée en somme, mais ça m’amusait temporairement de la suivre dans ces jeux de plus en plus dangereux. La Chute. Elle en avait fait un film muet avec piano au-dessous de l’écran, pour mettre l’accent sur la chorégraphie de l’événement qui à son tour se faisait dessin, une ligne tombant dans le vide entourée d’un cercle. Une ligne tombant dans le vide entourée d’un cercle. Une goutte de pluie dans une flaque d’eau. Des égratignures sur le film argenté, la pluie, les larmes, et autres motifs du même registre. Elle percevait et concevait toute chose en tant que motif, arabesque, tricot. La vie, la répétition d’un thème décoratif. Un papier peint, une frise architecturale. Un sac de jujubes. Une ritournelle infinie entre le prétexte et l’intention. Son esprit philosophique réduisait toute chose en une abstraction concrète et chaque sujet se voyait cartonné dans son esprit en un geste ou un son, si bien qu’elle devenait de moins en moins approchable dans une conversation puisque lorsqu’on réduit un plan à une ligne et une ligne à un point, il ne reste pas grand-chose à ajouter. C’est pourquoi vers la fin, elle s’isolait de plus en plus et on la voyait de moins en moins dans les salons. Cette façon à elle d’analyser les humains, les choses et les situations, à travers une lentille d’anthropologue rococo, attirait vers elle, de par sa singularité magnétique, autant les plus intelligents que les plus sots. Je m’égare, mais il faut avouer que la performance du pont était une pièce réussie. Exactement à mi-chemin entre criminel et victime. Nous sommes tous coupables. Nous sommes tous innocents. De cruels souffre-douleur. Oui, on le sait, c’est elle la grande coupable mais ce n’est pas complètement sa faute. C’est un rendez-vous qui a très vite mal tourné. Je ne prend pas sa défense, mais j’ai besoin d’en reparler puisque tout a été tut, étouffé et que nous avons tous rapidement retourné notre veste. Je ne cherche pas la vérité nue, on sait bien que la vérité est toujours habillée. L’épanchement, une loi naturelle qui ramène tous les coupables sur le rivage, comme des épaves. L’aveu, un cri dans la nuit essentielle, une exiguïté sous le ciel. Nous sommes tous des repentants. Des seigneurs défendant. Chefs de blasons, on cherche à sauver sa peau.
La série de tableaux vivants qui a suivi et pour laquelle elle nous a tous habilement convoqués afin de « dynamiser notre milieu » disait-elle, était moins subtile et allait davantage droit au but. On ne soupçonnait pas alors que c’était un euphémisme pour littéralement « dynamiter » notre milieu. Un véritable autodafé. Le s en yddish devient le t en hébreu. J’aurais dû y penser. Or, c’était encore du temps de sa subversion modérée qui finira par se radicaliser à un point tel où tout ses gestes, toutes ses interventions, sans limite ni censure, et ce n’est pas un compliment, se retourneront contre elle, de manière quasi scientifique. Il semblait que de plus en plus, chaque événement causait un engrenage de situations où il lui devenait impossible de s’en sortir. Un sable mouvant. Je sens ici le danger pour moi de m’enliser à mon tour, me noyer dans cette idée de tout ressasser pour une dernière fois. Ce n’est certainement pas par pudeur qu’on se met ni à parler, ni à écrire, à découper le silence. Rien de plus indécent que d'étaler sans tri toute sa hargne, ses remords et ses regrets. Certains naissent avec la colère, d’autres avec l’amertume, l’anxiété, la peur ou la jalousie. D’autres encore avec le doute, la culpabilité. Elle était née avec le mépris. Lequel, au lieu de tenter de s’exorciser au fil de l’existence, se propagea au contraire à un million d’exemplaires. En transcrivant l’enregistrement j’ai bien senti sans le réaliser complètement qu’entreprendre le récit de nos délits consisterait en une auto dénonciation et que de toutes façons, écrire, déjà, c’est de se rendre. L’intrinsèque imputabilité de l’écriture. En traître gardien de la bétaillère je voudrais ici révéler le charme discret de notre bêtise à nous. Bien que cette impulsion de tout dévoiler jaillisse d’un sentiment général de supériorité, dans un désir vertical aspirant à une vue aérienne globale, j’ai plutôt l’impression d’avancer, horizontalement, à tâtons, dans d’épaisses couches de merde, sur la voie royale qui mène à ce qui agit sans qu’on le sache. Lorsque j’ai commencé à rédiger cet aveu au dos d’une longue recette detox que j’avais imprimée par erreur et qui s’étendait à la taille d’une véritable ramette -déjà écrire c’est d’abord abattre des arbres – il s’agissait pour moi de tenter de m’expliquer à moi-même les dernières années passées auprès d’elle. On écrit d’abord pour soi c’est certain. Comme à la fin d’un épisode de Naked City, 1957, ou Roddy McDowall joue le rôle d’un jeune et talentueux acteur de la scène, très épris de son art et qui à force de se voir refuser des rôles, devient un impitoyable assassin. Lorsque le policier newyorkais l’accule aux limites d’un toit de Greenwich Village et lui dit de se rendre. Devant l’impasse, le personnage Don Burton lui lance « Vous n’avez rien compris. Je joue pour moi-même !» et il se précipite dans le néant. Se suicider c’est définitivement avoir le dernier mot.
C’est à la main que je tentai mon premier jet mais rapidement l’exercice s’est révélé très confus et mon manuscrit, une pile de feuilles éparses, des palimpsestes indéchiffrables, me liait davantage avec les écrivains de siècles révolus. Odeur de brin de scie. Fuite d’encre. Bruit de pétales séchés. Goût de craie. Grisant, dégrisant, tout gris. Une cure de désintoxication pour se guérir d’une existence délétère (je n’ai pas dis enfance toxique, c’est déjà pris, usé, comme le mot anxiogène, et fleur de sel, crabcake, surutilisés). Au sortir de l’hôpital, c’est avec le cœur en chamaille et la couronne en bataille, au bord de la révolte, que j’imaginai un immense espace du genre aérogare ou musée de sciences naturelles. À la fois stérile et fertile. Aphasique. Un espace pour tous les commencements. Au dessus de la conversation. En deça de la communication. Un entrepôt avec une centaine de grandes tables sans chaise et des plafonds à la Mies van der Rohe. Atmosphère kafkaïenne, mais sans l’obscurité, baignant au contraire dans une lumière aérienne, mêlant le vert tableau d’école, le gris soumarin et le blanc lit de couvent. Ascétisme volontaire, cellule avec puit de lumière. Dortoir de Carbone 14. Peinture fraîche, fini semi-lustré. Entre l’ordre institutionnel, le poids industriel et la légèreté des feuilles. Fin de mon inaction. Désertification du silence. Me mettre au travail parce que ma vie en dépend, à la recherche de l’alibi qui m’acquitterait de tous nos homicides. Sur ces tables alignées donc je déposerais mes textes pour en faire une sorte de virtuosité du coq à l’âne - à sauts et à gambades - à bâtons rompus. Un processus d’associations libres, une conversation décousue avec une amie retrouvée. Avec elle, disparue. En reine du copié-collé, mais avec des ciseaux et de la colle en bâton. A bout de souffle. Grosse fugue bethovenèsque. Reconstruire à partir de ruines, de fragments, de fracas. C’était l’archiviste ratée en moi qui avait besoin de terminer tant bien que mal le travail entamé. Par fidélité, non pas envers la véracité des événements, ne soyons pas idiots, mais envers elle. Envers son œuvre. Et en même temps, une infidélité envers mon propre désoeuvrement qui m’était devenu de toute évidence insupportable. Je pensais, un livre imparfait sans jamais me relire, non pas par paresse mais par rigueur, le délire. À la fois l’aveu et la défense. Dans un esprit vaguement encyclopédique, d’est en ouest, du nord au sud, dans quelle direction déjà le mouvement de rotation de l’axe de la terre? Comme je l’ai déjà dis, je n’arrive plus à écrire. La divagation est devenue mon moyen d’expression. Dans le sens vagabond, errant. Il faut bien laisser la chance au hasard de s’expliquer.